Comment prier sans cesse : deux tentatives de réponse

Catégories : Sessions spéciales

Frère Laurent

C’est un Carme parisien du 17ème siècle, pas un grand spirituel mais un petit frère, cuistot de la communauté, qui a aussi ressemelé des chaussures dans le monastère. C’est un ancien soldat, un peu handicapé d’une jambe.
Frère Laurent a développé toute une spiritualité de la présence de Dieu. Il vivait dans un couvent de Carmes dans la tradition de Thérèse d’Avila et de Saint Jean de la Croix.

La présence de Dieu doit être permanente. Prier sans cesse, c’est entretenir avec lui un dialogue permanent : quand je cuisine, quand je suis heureux, quand j’ai des soucis…
Il y avait des heures d’office, bien sûr, mais c’était plutôt une gêne pour Frère Laurent, qui continuait ses petits entretiens avec Dieu.

Frère Laurent a écrit des lettres à des gens, des entretiens ont été notés. Il exhortait des personnes à des dialogues avec Dieu.
Pendant longtemps on n’a pas connu les livres de Frère Laurent. Un pasteur réformé réfugié en Hollande a reçu ses écrits et les a diffusés dans le monde germanique, anglican. Ces livres catholiques sont devenus des classiques chez les protestants.

Comment faire pour vivre avec Dieu tous les jours quand on travaille, qu’on a des enfants ?… Comment faire pour vivre cette attention permanente à la présence de Dieu ?
Quand Rome et Byzance se séparent, on a deux cultures théologiques très différentes. La tradition orthodoxe est principalement monastique et grecque ; elle est appelée hésychasme.

La Prière de Jésus

La prière au nom de Jésus remonte au 1er siècle et se poursuit dans les ordres monastiques.
Tolstoï, Dostoïevski (dans « Les Frères Karamazov ») ont été influencés par la spiritualité orthodoxe.
A leur époque ont paru « Les récits d’un pèlerin russe ».
Un pèlerin (un vrai, ou un spirituel russe utilisant ce mode de narration ?) part sur les routes à la recherche de Dieu. Il va de lieu en lieu. Dans une église il entend la parole de Paul : « Priez sans cesse ». Le pèlerin se dit alors : « Mais comment prier sans cesse ? » Il pose la question à beaucoup de personnes, reçoit de nombreuses réponses. Un jour il rencontre un moine, un staretz (= ancien, maître spirituel) qui a un ministère public, les gens viennent lui poser des questions. Il a des dimensions charismatiques (prophéties, guérisons).
Le staretz enseigne au pèlerin la « Prière de Jésus », prière très courte contenant « Jésus » : « Seigneur Jésus, aie pitié de moi », par exemple. On répète sans cesse cette prière, elle devient liée à la respiration.
L’idée est que cette prière devienne le centre de la spiritualité tout entière.
Le moine commence avec un chapelet orthodoxe, prie des centaines de fois, puis 1000 fois, 2000 fois… par jour. Ça devient systématique.
Quand le staretz meurt, le pèlerin repart sur les chemins.

La prière de Jésus remonte aux moines du désert d’Egypte. Saint Jean Cassien a rapporté d’Egypte cette tradition. Cette prière est une aide pour que le coeur reste tourné vers Dieu.
Souvent on prenait un verset d’un psaume, comme : « Éternel, viens à mon aide ». On le répétait sans cesse.
La prière devient de plus en plus facile, intégrée, naturelle. Au bout d’un certain temps, elle passe de l’intelligence dans le coeur.
Le livre « Les récits d’un pélerin russe » a été diffusé en Europe par des réfugiés orthodoxes qui fuyaient le communisme. Il est devenu très célèbre dans les milieux catholiques et protestants, où beaucoup l’utilisent.

La pratique

C’est un genre de prière parfaitement adapté au monde actif où nous vivons. Prier est difficile quand mille choses attirent notre attention. Un mot nous accompagne, ou une courte phrase, et l’esprit reste tourné vers Dieu.
On peut prier cela tout en étant présent à ce qui se passe. Le coeur et l’intelligence restent en prière.

Le fond

C’est proche du parler en langues. Ce sont deux manières de faire à peu près semblables. Dans le parler en langues, l’esprit est au repos mais orienté sur Jésus. Le coeur est en prière.
Quand on dit : « Seigneur Jésus, aie pitié de moi », cela veut dire : « Fais-moi miséricorde, j’ai besoin de ton amour ». C’est l’attitude chrétienne normale.
C’est une pratique tout à fait efficace. Le coeur prie, la vie devient prière car l’esprit est en permanence orienté vers Dieu.
Des textes ont été réunis sur cette tradition spirituelle orthodoxe : il s’agit de la philocalie (= anthologie d’écrits spirituels).
On peut changer la formule de la prière.
Il faut que ça devienne quelque chose de naturel. C’est comme si grâce à cette prière du coeur il y avait un regard transfiguré sur la création tout entière.
La prière la plus facile, c’est « Jésus » tout seul. Elle peut être pratiquée en tout temps, en tout lieu.
C’est une manière de vivre la prière qui est la façon de mettre en pratique ce que disait Frère Laurent. C’est le moyen de garder l’intelligence et le coeur tournés vers Dieu, d’empêcher l’imagination d’errer ailleurs.
C’est une manière de s’ouvrir à la présence de l’Esprit.
C’est différent des vaines redites : on ne répète pas les choses pour faire pression sur Dieu. Ce n’est pas tellement différent du silence.
On n’arrive pas souvent, ou alors après un long cheminement, au silence contemplatif. Ici, au lieu de rêver d’un silence devant Dieu, silence abstrait, on remplit notre imagination par le nom de Christ. On apaise tout ce qui est en nous pour nous centrer sur le Christ. Le but est de décanter de notre esprit tout ce qui y tourbillonne, pour que le Christ soit le centre.
Etre présent à Dieu simplement par l’être, c’est le but de cette forme de prière.
Si on le vit un quart d’heure dans le silence chaque jour, c’est plus facile de le faire ensuite dans le bruit.
On sait que l’Esprit de Dieu est en nous, que Dieu est là. On n’attend pas une révélation, on n’attend rien d’autre que le fruit de l’Esprit qui croît en nous.
Souvent, on a des prières courtes. En effet, quand on a additionné les qualificatifs qu’on peut attribuer à Dieu, on n’a plus de vocabulaire, ou il apparaît inutile. On reste alors en prière, après avoir épuisé ce qu’on avait à dire.

Jean Tauler

Dans Allemagne des 13ème et 14ème siècles, on a les mystiques rhénane et dominicaine, avec trois grands noms :

– Maître Eckhart
– Jean Tauler
– Suso

Maître Eckhart, grand théologien, aimait beaucoup le paradoxe. Il a eu un procès en hérésie, mais est mort juste avant la fin de ce procès.
Jean Tauler, son disciple, est plus facile à lire. Luther était un passionné de Tauler.
Tauler est né en 1303 dans une famille bourgeoise strasbourgeoise. A quinze ans il entre chez les dominicains. Il a passé toute sa vie à Strasbourg, à part quelques années à Bâle. Il est mort à Strasbourg en 1361.
A cette époque, il y avait un courant de spiritualité laïc : les Amis de Dieu, où régnaient chaleur et effervescence. Ce courant va dérailler et devenir de la mystique un peu délirante.
Tauler a passé sa vie à prêcher à des soeurs dominicaines et aux Amis de Dieu équilibrés.

Pour s’ouvrir à Dieu, il faut renoncer à soi. C’est le « Renoncez à vous-mêmes » de Jésus. Il faut laisser l’Esprit venir en nous et prendre la place, désencombrer progressivement notre coeur.
On parle beaucoup de détachement. Chercher Dieu en cherchant autre chose est une illusion, mais souvent nous voulons tout à la fois.
Il faut toujours se rappeler que nous sommes pécheurs et que seuls le pardon et la grâce peuvent nous aider.
La première démarche, c’est : « Livre-toi ».
Quoi qu’il arrive, (épreuve, intérieure ou extérieure), on accepte de voir la main de Dieu dedans.
Dans la prière, nous confessons nos fautes, nous nous plaignons gentiment à Dieu de nos défauts.
Dieu ne demande qu’une chose, c’est de se communiquer à nous. C’est nous qui fermons parfois la porte.
Dieu nous attirera quelquefois dans une prière plus profonde. Il faut orienter notre coeur vers lui, le contempler dans le silence. (« Je me tiens à la porte et je frappe ».)
C’est une forme de prière dégagée de tout désir d’obtenir quelque chose.
Attention à ne pas chercher le spectaculaire, les grâces, les dons, car alors on n’est plus disponible à ce que Dieu veut nous donner.

La jubilation, état où l’on est enivré, plein de Dieu, où on s’oublie soi-même, est une étape utile pour le débutant. Elle vient de l’Esprit. Mais il ne faut pas s’y arrêter, car c’est seulement un commencement.
Parfois Dieu nous accorde des expériences pour nous encourager.

Mais parfois la nuit surprend le fidèle. C’est un moment où tout ce qu’on a su, appris, vécu de positif, s’en va. Quand cela arrive, pour beaucoup c’est dramatique. Mais ce n’est pas une question de malheur, mais de croissance.
C’est un moment où l’on doit se tenir debout. (Dieu nous a cajolés pendant les débuts de notre vie chrétienne).
C’est une période douloureuse, difficile, mais pas négative.
Souvent on la vit dans la culpabilité, disant : « Je devrais être toujours dans la joie », ce qui est faux.
Le désert est permanent dans l’Ancien Testament. Toute une purification s’opère par lui (voir les prophètes).
Dans cette période douloureuse, Dieu agit. Nos repères basculent. Dieu, dont nous nous étions fait une idée bien claire, n’est plus le Dieu que nous rencontrons. (Job reste attaché à Dieu comme par un fil, il n’a plus que sa foi nue).
C’est la croix à la suite du Christ, l’abandon de nous-mêmes à Dieu, notre dépouillement. Il faut demeurer dans cette épreuve sans anxiété.

Nous nous arrêtons souvent à la jubilation, nous disant que la vie chrétienne normale, c’est le bonheur. On fait du surplace ou de l’infantilisme spirituel en restant là, en se disant que nous sommes anormaux si nous ne vivons pas cela.

La sanctification, c’est le fait que Dieu, le Saint-Esprit, présent en nous, nous transforme à l’image du Christ.
2 Pierre 1.4 : « nous sommes participants à la nature divine ».
2 Corinthiens 3.18 : « transformés de gloire en gloire à l’image de Christ. »

Louis Schweitzer